EST-IL DEVENU INDECENT DE PARLER POLITIQUE (OU SYNDICALISME) ?

Publié le par snesuhry

reformes-106x160-11.jpgLe dernier Conseil Pédagogique du lycée Jules Uhry a cru bon d'autolimiter sa réflexion. On ne parlera pas de ceci et pas de cela. Le résultat est en bonne voie: on ne parlera que des dispositifs de la réforme Châtel et uniquement pour les mettre en oeuvre. Pour ceux qui ont joué un rôle actif dans ce rétrécissement de la pensée, le petit texte ci-dessous pourrait être de quelque intérêt. Que chacun se rassure: il décrit le comportement de groupes "américains". Cela ne serait bien sûr pas possible chez nous.

Chez les bénévoles, l’évitement du politique tient à une volonté farouche de se focaliser sur ce qui est faisable et à portée. Les problèmes sociaux et politiques se voient décomposés en problèmes individuels, se prêtant mieux à des solutions concrètes, locales, immédiates, au format et à l’esprit de l’action bénévole (temps de présence et énergie des personnes, récolte de fonds). L’absence de discussions politiques y est donc le résultat d’une sélection active et d’un refus de se laisser décourager par ce qui semble hors de portée. « En faisant des efforts désespérés pour préserver leur sentiment qu’il était possible d’agir, pour conserver leur optimisme et leur espérance, les bénévoles supposaient qu’il leur fallait taire toute discussion sur des problèmes politiques » (p. 40).

L’« évaporation du politique » chez les bénévoles est le signe, en même temps que le moyen, d’une division du travail politique claire, entre d’un côté ceux qui pensent, discutent et décident (les autres, les institutions, les pouvoirs publics) et de l’autre ceux qui font, à hauteur de leurs capacités limitées, qui « donnent un coup de main », se montrent efficaces plutôt que geignards, réalistes plutôt qu’idéalistes, se retroussent les manches plutôt que de perdre leur temps en bavardages stériles et vains. Les bénévoles se disent que « si tout le monde faisait comme eux » alors le monde irait mieux. La dimension de repli sur les moyens individuels s’oublie même comme pis-aller, à tel point que le régime civil de la vie du groupe va jusqu’à proscrire, en pratique, la thématisation politique des problèmes. Parler politique est considéré comme inconvenant : c’est « prêcher pour sa paroisse », diviser, nuire à la dynamique d’action du groupe, glisser vers la polémique et les logiques partisanes, qui s’apparentent finalement à du mauvais esprit. La perspective politique (de réflexion collective sur la dimension publique des problèmes, et les possibilités d’y apporter des solutions collectives et durables) n’est donc pas simplement suspendue au nom de l’urgence d’actions ponctuelles à mener ; elle y est décrétée totalement et durablement malvenue, comme un contrecoup du centrage univoque et exclusif sur les choses faisables (que l’on peut mener à terme) dans une conception de l’action efficace radicalement calquée sur le modèle du projet. À la discussion politique, qui semble tellement incertaine et risquée (indéterminée, donc vaine), les bénévoles préfèrent l’organisation besogneuse et modeste, mais sûre de ses effets. Les considérations politiques hors de portée immédiate sont jugées stériles et démoralisantes, bref, de mauvais aloi, et finalement de mauvais goût. Impossible d’aborder un problème si l’on n’a pas déjà « une solution à proposer ». On sent l’agacement et la stupeur mêlée d’ironie de l’auteure lorsqu’elle met en regard de cette frilosité devant la discussion d’horizons potentiellement « politiques » des activités (comme la nécessité d’une prise en charge publique des temps périscolaires, à laquelle les bénévoles trouvent naturel de répondre par une mobilisation des personnes de bonne volonté) les longues discussions menées sur « le super cuit-vapeur à hot-dogs » et autres formes d’inventivité débridée, déployées pour collecter des fonds.

Dans l’aboutissement de cette division du travail politique, entre la tête et les bras, on retrouve le phénomène bien analysé par Arendt, dénonçant la séparation platonicienne de l’archein et de la pratein [3]. Pour Arendt, la distinction et bientôt l’autonomisation de ces deux « moments » de l’action, le commencement d’une part (devenant bientôt commandement) et la mise en œuvre d’autre part (bientôt réduite à l’exécution) signifiait la perte de la spécificité de l’action comme praxis, qui est à elle-même sa propre fin, et sur laquelle l’application du modèle de la fabrication est destructeur. Les bénévoles en livrent un exemple saisissant en se donnant d’emblée comme horizon borné l’objectif d’être des maillons besogneux dans une chaîne du travail à abattre, se confinant volontairement et résolument dans une perspective instrumentale, dans le domaine modeste et rassurant de la pratein, où les contours et les fins des actions sont déjà arrêtées, en dehors d’eux. Ils laissent à d’autres estimés plus compétents, la question de définir les fins, de discuter des choses, « au lieu d’agir ». Car pour eux, la discussion s’oppose à l’action et en éloigne. Ils se domicilient dans l’intendance, et s’octroient la vertu modeste et laborieuse de ceux qui ne se paient pas de mots et s’effacent derrière la somme quantitative de travail abattu. (...)

Les écarts considérables qui séparent les trois groupes n’en rendent que plus remarquable ce qui fait leur point commun : le discrédit de la parole qui règne en leur sein (et sans doute plus fondamentalement le discrédit de la pensée, dans son rapport à l’action). La réduction de la parole et de la discussion à de la rhétorique, au mieux stérile, au pire franchement suspecte, est finalement une constante. Chaque groupe la décline et l’accomplit à sa façon, dessinant autant de figures repoussoirs de la prise de parole publique politiquement engagée. Chez les amateurs de country, parler sérieusement, c’est chercher à se mettre en valeur et monter sur ses grands chevaux. Chez les bénévoles, envisager la face politique et publique des problèmes, c’est se plaindre, perdre son temps et démoraliser les troupes, au lieu de mobiliser les énergies de manière concrète et constructive. Chez les militants, convoquer des raisonnements sur les fins de la collectivité politique, c’est risquer de verser dans le radicalisme. À chaque fois, ce qui s’élabore au travers des interactions, c’est une culture de l’incompétence et de l’illégitimité du citoyen à s’avancer, en tant que citoyen concerné, sur les scènes où pourraient se discuter le bien commun et les questions relatives à la « grande société ». La réduction de l’esprit de débat à de la vaine polémique s’avère une forme particulièrement pernicieuse de menace pour la démocratie : elle siphonne la capacité d’agir des personnes en les encourageant à cultiver l’auto-censure, la distance, le cynisme, et un « réalisme » qui les détourne de la responsabilité du monde et de la capacité d’action politique

Carole Gayet-Viaud, « Est-il devenu indécent de parler politique ? », La Vie des idées, 8 décembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Est-il-devenu-indecent-de-parler.html

Publié dans BONNES FEUILLES

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